mardi 16 février 2010

Le Ventre de Paris - Emile Zola - 1873



Je sais bien que Zola n’est pas très populaire - ceux qui ont été obligés de lire l’Assommoir en 4è avec Mme Michaud ne veulent plus en entendre parler, et ils sont nombreux. Un certain manichéisme démodé - les riches contre les pauvres - peut agacer aussi. Et aussi son côté mélo, où tout va très bien, puis zut, tout ne va plus bien du tout (et finit mal de toute façon, avec folie, suicide, prison, agonie dans la cage d’escalier et autres réjouissances).


Mais tout ça passe avec moi. Je échappé à Zola au collège, je trouve que son manichéisme a une délicieuse odeur surannée et je n’ai rien contre le mélo. Je pardonne tout, car Zola a cette faculté de donner vie à des monstres qui frappent longtemps l’imagination: l’alambic dans l’Assommoir, le Bon Marché dans Au Bonheur des Dames, la locomotive dans la Bête Humaine. Et aussi les Halles dans Le Ventre de Paris.



Les Halles, de Léon Lhermitte, 1895


Les Halles sont à l’époque le plus grand marché de Paris, mais ses pavillons vitrés représentent aussi une grande innovation architecturale du Second Empire. C’est un endroit riche et prospère, où la nourriture dégouline des étals et s’élève en montagnes, où les marchandes sont belles et bien en chair. Les Halles sont le lieu de l’indigestion, du trop plein où la maigreur sonne comme une provocation. Ici, «les gras», ces bêtes repues et satisfaites, ne croient pas que quelqu’un puisse ne pas manger pendant plusieurs jours - et les «maigres» passent pour des gredins, des individus louches.


Le personnage principal du roman, vous l’aurez compris, ce sont les Halles. Il y a bien une intriguette, mais au fond on s’en fout, et ce qui vaut, c’est la peinture du monstre.

Alors, c’est l’histoire de Florent, évadé du bagne... Non, en fait, on s’en fout vraiment.


Le Ventre de Paris est infiniment délectable, avec ses mille tableaux de fruits qui pétillent, de légumes qui agonisent, de viandes qui saignent, de poissons qui luisent, de fromages qui puent, de fleurs qui apportent un peu de fraîcheur. C’est une grande symphonie exhaustive, où les couleurs, les odeurs, les volumes, les lumières riment, se répondent - le tout dans le cadre froid et métallique des pavillons de verre. C’est capiteux et sensuel. Ce n’est pas pour rien qu’un peintre est présent sur les lieux, Claude Lantier, le futur (et malheureux, qui s’en doutait?) héros de l’Oeuvre. Il fait d’abondants commentaires sur le rouge d’une tomate, les gris rosés des poissons, et va même jusqu’à composer un tableau avec la charcuterie de son oncle boucher. Les êtres humains sont intégrés à ces peintures, mais en tant qu’ils se fondent à leurs étals. Ainsi, la charcutière, une des «grasses», ressemble à ses viandes - voici son portrait:

«Ce jour-là, elle avait une fraîcheur superbe; la blancheur de son tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu'à son cou gras, à ses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et les pâleurs des graisses transparentes.»

Ces personnages là font penser à Arcimboldo, et c’est extraordinaire qu’on les trouve séduisants. La poissonnière ressemble à ses poissons, et pourtant c’est une bomba! Pleurez pauvres mortels, ça n’est pas donné à tout le monde.



Les personnages dans le Ventre de Paris, à mon avis, ne valent pas en tant que personnes individuelles, mais en tant que créatures de Halles ; leurs querelles, leurs intrigues, leurs amours, leurs mesquinerie font partie de l’immense tableau, du concept même de ces Halles.

Le ventre est également une partie vile du corps (oui, les vôtres aussi charmants lecteurs). Et c’est pour ça que Zola ne nous épargne pas les détails crus et gores. Ca pue, ça pourrit, ça saigne, ça pend. De plus, l’abondance, la dimension gargantuesque, si elle fascine et obsède, finit par dégoûter et par devenir obscène. Car Florent (celui dont on se fout) a faim, lui - et pourtant c’est lui qui va être dévoré (mais on s’en fout).


Bien sûr, il faut aimer les descriptions - et si ça n’est pas votre tasse de thé, ne vous lancez pas dans le Ventre de Paris. Ou alors lisez les autrement ; soyez attentifs à chaque ligne, en essayant de recomposer la symphonie et de faire revivre ces Halles aujourd’hui disparues.




Un de mes passages préférés en bonus, pour vous donner une idée. Avertissement: à ne pas lire en pleine digestion.

Autre avertissement: c’est long.


Autour d'elles, les fromages puaient. Sur les deux étagères de la boutique, au fond, s'alignaient des mottes de beurre énormes; les beurres de Bretagne, dans des paniers, débordaient; les beurres de Normandie, enveloppés de toile, ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés; d'autres mottes, entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes éboulées, dorées par la pâleur d'un soir d'automne. Sous la table d'étalage, de marbre rouge veiné de gris, des paniers d'oeufs mettaient une blancheur de craie; et, dans des caisses, sur des clayons de paille, des bondons posés bout à bout, des gournays rangés à plat comme des médailles, faisaient des nappes plus sombres, tachées de tons verdâtres. Mais c'était surtout sur la table que les fromages s'empilaient. Là, à côté des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s'élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache; puis venaient un chester, couleur d'or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare, des hollandes, ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer têtes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d'odeur aromatique. Trois bries, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes; deux, très secs, étaient dans leur plein; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d'une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l'aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir. Des Port-Salut, semblables à des disques antiques, montraient en exergue le nom imprimé des fabricants. Un romantour, vêtu de son papier d'argent, donnait le rêve d'une barre de nougat, d'un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roqueforts, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes; tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. Alors, commençaient les puanteurs: les mont-d'or, jaune clair, puant une odeur douceâtre; les troyes, très épais, meurtris sur les bords, d'âpreté déjà plus forte, ajoutant une fétidité de cave humide; les camemberts, d'un fumet de gibier trop faisandé; les neufchâtels, les limbourgs, les marolles, les pont-l'évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë et particulière dans cette phrase rude jusqu'à la nausée; les livarots, teintés de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre; puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivets, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d'un champ, fumantes au soleil. La chaude après-midi avait amolli les fromages; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivets, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse d'homme endormi; un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d'un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.

17 commentaires:

  1. Merci pour le passage, j'adore le fromage qui pue bien et qui a du goût!
    Quel spoiler sur Bleak house? On devrait pendre les gens! Je viens de terminer Daniel Deronda (de Mma Eliot, une de mes chouchous à vie), dont je ne connaissais rien au départ, et dont la préface dit au début : ne pas la lire car spoiler. Voilà des gens intelligents, au moins!

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  2. Chic, un nouveau Zola!! ;-)

    A l'époque, les "gros" affichaient ainsi leur aisance et leut réussite alors que comme tu le dis, "les «maigres» passent pour des gredins, des individus louches."
    Aujourd'hui, les mêmes critères de poids sont tout aussi forts mais inversés: la malbouffe surabondante a fait que ce sont les pauvres qui sont gros et les nantis, capables financièrement de bien se nourrir et disposant de l'éducation diététique nécessaire, gardent la ligne. Ils en sont fiers et "les «gros» passent pour des gredins". Rien de neuf
    O tempora o mores comme disait l'autre, celui qui n'était pas si rond que cela ;-)

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  3. J'adore les portraits anthropomorphes d'Arcimboldo. J'avais vu l'expo au Musée du Luxembourg à Paris et c'était une pure merveille!

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  4. J'aime beaucoup ce Zola, mais je n'ai toujours pas fini de le digérer et du coup il me reste plein de Rougon-Macquart, mais bon, pour plus tard. La scène qui m'avait le plus marquée, c'est la fabrication du boudin tandis que Florent raconte le bagne (parce que non, Florent, moi je ne m'en fous pas complètement ;))

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  5. Un très bon souvenir de lecture que ce Ventre de Paris. Et comme Rose, moi non plus je ne m'en fous pas complétement de cette intriguette, car la description des intrigues politiques vaut également son pesant de cacahuètes. Même si, bien entendu, le héros reste les Halles. J'ai bientôt au programme Une page d'amour ! (un Rougon-Macquart, et dans l'ordre (ou presque) c'est mon rythme !)

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  6. Je suis ravie de trouver des fans de Zola! Je pensais vraiment que ça n'allait intéresser personne, tellement personne autour de moi n'apprécie..

    * Keisha, en fait je ne me souvenais plus qui était tel personnage, donc je tape son nom sur google, et là bam! en une phrase, j'avais appris qu'il avait un lien de parenté avec un autre personnage. *horreur* Mais je m'en suis remise - ce n'était pas la seule info importante du roman. ;)
    Ce qui est drôle c'est que, comme chez toi, la préface m'a déconseillée de la lire! ;)
    J'ai bien envie de lire Daniel Deronda - on m'a dit que c'était encore mieux que Middlemarch! (que je n'ai lu jusqu'ici qu'au quart)

    * Sib, oui, je me disais bien que ça te ferait plaisir un peu de littérature française.. :) Ton commentaire est très juste - je ne m'en étais même pas fait la remarque!

    * La Plume et la page, je suis déçue d'avoir loupé ça!
    Moi j'ai découvert A. en cm2: notre maîtresse nous avait fait faire des visages avec des images de fruits et légumes!

    * Rose, tu as complètement raison, cette scène est incroyable! Quand il raconte comment son ami se fait manger par les crabes... Incroyable!

    * Yohan, j'ai trouvé l'intrigue moyennement intéressante, et Florent un peu trop lisse. Disons que je venais de finir l'Oeuvre, où on voit un Claude Lantier passionné, fou, auto destructeur. Et les intrigues politiques ne m'ont pas marquée car j'avais l'impression d'avoir déjà lu des pages qui y ressemblaient, dans l'esprit. Je n'ai pas trouvé ça très nouveau en fait. Mais c'est possible que j'en aie fait une mauvaise lecture.. Et c'est vrai que ça fait partie de la chute de Florent face au monstre. Bon, disons que je n'ai pas trouvé que c'était le plus intéressant dans le roman.
    Et merci de cautionner le roman! Moi je lis les R-M un peu dans le désordre, et du coup je m'y perds dans la généalogie.. Mon prochain, c'est peut-être la Terre!

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  7. Au fait j'ai oublié de dire que j'aime beaucoup Zola, j'ai lu tous les RM entre 15 et 25 ans, autant dire que cela se mélange un peu maintenant.
    Je vois à quel lien de parenté tu fais allusion, bah pas trop grave, Bleak house c'est bien d'autres histoires, en fait je le savais aussi avant et cela ne m'a pas gâché le plaisir.
    Daniel Deronda (qui vient de sortir en poche): je le préfère à Middlemarch, mais comme j'ai lu Middlemarch il y a très longtemps, je devrais le relire pour lui redonner sa chance. Vraiment je te conseille cet auteur!

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  8. Zola est mon chouchou :) Je l'ai découvert en 1ière avec "Germinal" qui était au programme, j'ai dévoré ce roman et j'ai tellement aimé son auteur que j'ai lu POUR LE PLAISIR "Nana" et "L'assommoir". Plus tard j'ai lu "Une page d'amour" et "La faute de l'abbé Mouret", toujours pour le plaisir, unbeulivibeul!
    Ce "Ventre de Paris" me tente bien, Zola n'a pas son pareil pour décrire, merci pour l'extrait :)

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  9. Ayant échappé à Zola à l'école, j'ai lu et adoré tous les R-M entre 20 et 25 ans environ (il y a donc des lustres!). Je les ai lus dans le désordre moi aussi et je crois que je me faisais un arbre généalogique au fur et à mesure...

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  10. * Keisha, tous les RM? Bon, maintenant il te reste la Comédie Humaine dans le genre!

    * Ofelia, unbeulivibeul, comme tu dis! J'arrive pas avec Nana, il faut que je lui redonne sa chance, parce que quand même...

    * Grominou, un arbre généalogique? Il faudrait inclure ça dans les bonus des livres, sans rire!

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  11. Ca existe
    http://www.google.fr/imgres?imgurl=http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e1/Zola_-_Arbre_g%C3%A9n%C3%A9alogique.jpg/400px-Zola_-_Arbre_g%C3%A9n%C3%A9alogique.jpg&imgrefurl=http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Rougon-Macquart&h=310&w=400&sz=46&tbnid=Tu4F54caeCi1OM:&tbnh=96&tbnw=124&prev=/images%3Fq%3Darbre%2Bg%25C3%25A9n%25C3%25A9alogique%2Brougon%2Bmacquart&hl=fr&usg=__k_pwjZNUhNWo0JZMmouPP9evoP8=&ei=AieES8TIFsOX4gag3bz_AQ&sa=X&oi=image_result&resnum=3&ct=image&ved=0CAoQ9QEwAg
    "Google est ton ami" (et Wikipedia aussi)

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  12. C'est pas clair? Mais si c'est clair.
    Tu copies tous les signes bizarroïdes ci-dessus et tu les colles dans la ligne URL et ça marche.
    En cliquant sur l'arbre il est même presque lisible ;-)

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  13. malgré que j'ai été interrogé au Bac sur Zola, je ne lui en veux pas, j'ai beaucoup aimé ce roman.

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  14. * Précieuse Sibylline! C'est amusant, même si en effet, ce n'est pas bien lisible..

    * Pom', j'espère qu'il t'a portée chance! ;)

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  15. Zola ! Lire l'Assomoir en seconde ne m'a pas traumatisée, bien au contraire , il m'a donné envie de lire tous les livres de Zola, un coup de foudre ! Je n'ai pas lu le Ventre de Paris, mais j'ai lu Le bonheur des dames, Nana, l'Assomoir, La bête humaine, et La fortune des Rougon... On me prend pour une folle quand je dis que j'adore les descriptions OO ! Contente de voir une autre fan :)

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  16. * Paradoxale, ravie de rencontrer une autre fan aussi! :) et comme tu vois, il y en a quelques un ci dessus!

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  17. Ah sans avoir été traumatisée par mme Michaud, j'ai pu découvrir Zola comme je l'entendais (ah non en régie on me signale que j'ai lu Germinal en première, mais ça compte pas j'ai aimé et pis en plus le prétexte c'était d'aller voir Renaud au cinéma, ça va)... Et ben celui-là est celui que j'ai le moins aimé, un peu énervée en effet par cette histoire de maigre et de gros et de riches et de pauvres... Ah oui, c'est un peu la même chose dans les autres que j'ai lu mais ça m'avait pas dérangé!!!

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