Avertissement : pour des considérations un peu plus sérieuses sur Proust et qui traitent vraiment de la Recherche, s’adresser à Antoine Compagnon.
J’avais amené ce livre avec moi lors de mon voyage au Laos, afin de me mettre au pied du mur et de m’obliger à le lire. J’avais plein de raisons plus ou moins avouables pour lire Proust ; face à un monstre pareil, le mot «chef d’oeuvre» n’est pas un argument suffisant. Que ceux en désaccord avec moi me lancent la première intégrale de la Recherche en un volume.
Premier argument assez nul : plein de gens autour de moi l’ont lu/sont en train de le lire/sont obsédés par lui. Les savants le citent d’un air entendu dans les soirées mondaines et l’appellent par son petit nom : «La Recherche» (bien prononcer le «R» majuscule). Donc pression sociale : ne pas lire Proust c’est être ringard, hors du coup.
En même temps, lire Proust c’est être ringard, hors du coup ; c’est être un intellectuel pédant dans la lune qu’a rien compris à ce qu’était la vraie vie. (Ce à quoi j’ai envie de répondre que la vraie vie, c’est la littérature, mais chaque chose en son temps).
Deuxième argument un peu limite : lire la Recherche, c’est appartenir à un club : ceux qui ont lu la Recherche. C’est comme ceux qui ont lu l’Ulysses de Joyce (mais on ne m’y reprendra pas). C’est aussi comme ceux qui parlent le Klingon, ou ceux qui ont vu tous les Buffy, ou ceux qui savent toucher leur nez avec le bout de leur langue. Une communauté se crée, une complicité s’établit ; ceux-là sont différents, au dessus de la mêlée. Ils sont cools. Moi aussi j’ai envie d’être cool.
Troisième argument vraiment pas terrible : les défis, ça me stimule.
Mais je n’avais jamais réussi à dépasser la page 40, quand le petit Marcel veut sa maman depuis vingt pages sinon il peut pas s’endormir, même quand il s’est un peu masturbé avant, c’est comme ça, ya rien à faire. On a envie de lui dire qu’il est une heure du matin et que c’est-pas-possible d’autant se prendre la tête, et que un peu de concentration (diantre!)
J'avais quand même lu il y a deux ans le petit volume auto-suffisant d'Un Amour de Swann, mais dès qu'il s'agissait du premier tome en entier, c'était au-dessus de mes forces.
C’est au Laos que j’ai compris qu’il fallait s’adapter au rythme de l’oeuvre qui nous est imposé et exige une lenteur, une quiétude d’esprit, un certain abandon et en même temps de la concentration. Il faut véritablement s'accrocher au courant de ces mots, de ces très longues phrases qui n’en finissent pas, et dont on peut oublier le début, et même le milieu, mais ce n’est pas grave et il ne faut pas se laisser abattre par si peu. C’est le genre de livre qui demande à ce qu’on ait suffisamment de temps devant soi pour ne pas s’en soucier et s'en abstraire. Pour moi, c’est un livre de vacances. Donc : ne pas lire Proust dans le métro, ne pas lire Proust dans une salle d’attente, ne pas lire Proust dans une queue à Eurodisney. C’est comme ne pas nourrir les Mogwaïs après minuit : c’est très simple comme recommandation et ça va tout seul.
C’est ainsi que, coupée du téléphone, d’internet, de toute obligation sociale, je l’ai lu d’une traite, dépassant allègrement la page 40, sans sauter de lignes.
Ce serait drôle de vous faire un résumé.
Non je rigole. Les Monty Python font ça très bien.
Bon en gros, dans le premier tome, le narrateur explore ses souvenirs d’enfance dans la campagne normande au tournant du XXè siècle où il rencontre un personnage qui va l’obséder durant des années : Charles Swann. Je ne vous le cache pas : il ne se passe rien. Mais l’histoire importe peu : tout n’est que sensations et perceptions, abordées de plein de points de vue différents à des époques différentes. Il y a une volonté de saisir le réel dans son exhaustivité, si bien qu’on peut reconnaître dans Proust nos propres impressions et prises de tête, nos propres relations avec les gens : il sait les identifier et mettre les mots exacts dessus, alors que nous, simples mortels, ne nous en rendions même pas compte. Tout ce qu’il dit est vrai et toutes les pages sont remplies de révélations sur nous-mêmes et nos passions.
Et puis il est très drôle Proust. Toute sa critique des milieux bourgeois et aristocratiques de son temps est à hurler de rire, surtout quand on traîne du côté des Verdurin et de leurs «familiers», ces parvenus qui aimeraient bien avoir l’air, mais qu’ont pas l’air du tout. Le narrateur se montre impitoyable, mais jamais méchant : on sent un attendrissement devant leur bêtise.
Françoise, la cuisinière de la tante Léonie, offre aussi de beaux moments comiques dans sa persécution envers son aide. Par exemple, elle fait servir des asperges tout l’été à la famille du narrateur:
"[...]bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d’asthme d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller."
Je me suis aussi bien marrée avec les tantes Céline et Flora, ces deux vieilles filles inséparables qui ne parlent que par lourds sous-entendus incompréhensibles. Et puis le narrateur tombant amoureux de Gilberte est hilarant et confondant de naïveté, d’espoir, de dévouement envers son aimée.
Et puis Proust, c’est plein de surprises. La société aristocratique qu’il décrit est polie et conservatrice, mais cache de nombreux vices. Pas d’exemples pour ne pas spoiler.
Enfin, il m’a été agréable de reconnaître tel ou tel passage très souvent cité : le coup du petit cabinet qui sentait l’iris, de la dame en rose, des catleyas, du coup de foudre du narrateur pour Gilberte. Et aussi faire véritablement connaissance avec Swann, Odette, Charlus, comme des amis d’amis souvent mentionnés, mais qu’on n’a jamais rencontré. Ce qui est étonnant avec Proust, c’est qu’il fait tellement partie de notre paysage culturel qu’on a une impression de familiarité en le lisant.
Donc voici mes premières impressions en découvrant le premier tome de la Recherche (avec un «R» majuscule). Je frétille d’impatience de lire la suite, mais il faut que j’attende le bon moment pour que Proust demeure un véritable plaisir. Ce n'est pas si difficile que ça : il suffit d'être prêt et d'en avoir envie.
Bon, maintenant je suis lancée dans la Recherche du temps perdu, il y a deux types de relous à éviter :
- ceux qui sont contre la culture par principe et pour qui Proust = Antéchrist.
- ceux pour qui Proust = Dieu, et qui se prennent pour ses archanges.
Mais je sais que vous n’êtes pas comme ça, gentils lecteurs.
Bon, il ne te reste plus qu'à repartir pour le Laos ;oD
RépondreSupprimerMe voilà prévenue, non, je ne suis pas comme ça...^_^ Voir la fin de ton billet, qui me rend hyper jalouse car tu as dit tout ce que j'aurais dit, bon maintenant je n'oserai pas en parler, du p'tit Marcel.
RépondreSupprimerContinue, car il y a du bon dans la suite : La duchesse de Guermantes, cette chère Oriane et ses remarques fielleuses en douce, les verdurin le retour, Charlus aussi, bref, tu a raison, Proust sait être drôle. (honni soit qui mal y pense)
Ceci étant tu as des pages avec le grand hotel,la grand mère, la peinture, etc...
Au cas où tu ne l'auras pas deviné, j'ai déjà lu cette recherche. Vraiment, c'est dommage de s'en priver; mais il faut du temps. 10 ans pour le tout, ce n'est pas une mauvaise idée. Une blogueuse l'a lu en un an, elle m'a vraiment épatée.
* In Cold Blog, tu rigoles mais je ne sais vraiment pas comment je vais retrouver de telles conditions de lecture. (j'ai tellement lu là bas, je m'impressionnais)
RépondreSupprimer* Keisha, chic chic, quel teaser!
Sinon en termes d'objectifs, j'aimerais bien le finir avant d'avoir trente ans. Avant je voulais le finir en une année, mais j'ai revu mes prétentions à la baisse. Cela dit, je connais deux personnes qui l'ont lu en entier en un été!
Mais moi j'aimerais bien que tu parles de notre Marcel! En plus, maintenant que tu as une vision globale, ça doit être super interessant! (mais merci pour ton compliment en passant ^^)
Ben ... Allez, j'avoue tout! Je fais mon coming out proustien.
RépondreSupprimerJ'en suis à ma troisième lecture du "machin", mais depuis deux ans je n'en ai rien lu. Il faudrait que je me lance dans La prisonnière, puisque c'est là que j'en suis... Mais le problème c'est qu'il faudrait aussi que je sois loin de tout, comme toi lors de ce voyage... Rha j'ai drôlement envie!
Keisha l'a lu trois fois ! Mazette !
RépondreSupprimerJe n'en ai que commencé la lecture pour ma part ("Du côté de chez Swann" qui avait fait briller mes yeux de petite lectrice, et "A l'ombre des jeunes filles en fleurs", deux fois, parce que c'était pour la fac), il faudrait que je continue (ou que je reprenne depuis le début, hélas, car les souvenirs s'évaporent), j'aime Proust, j'aime son image d'intellectuel inaccessible, j'aime ma copine qui peut en citer des passages entiers (parce que pour elle, Proust est un Dieu, mais elle n'a aucune envie d'être archange, donc ça la sauve, non ?), j'aime ses longues phrases qui nous bercent même quand on en oublie effectivement le propos initial. Et j'aime ton billet, follement, tu en parles merveilleusement bien, tout est très juste (je le lisais quand j'étais seule chez moi, sans mettre de musique, bien concentrée - ceux qui lisent Proust dans le métro sont des menteurs), et je suis ravie que ton voyage au Laos ait permis cette belle découverte :)
Proust, c'est essentiellement du bonheur, mais les gens ne le savent pas.
* Keisha, tu re-RE-lis la Recherche? Tu es notre maître à tous.
RépondreSupprimer* Erzie, ta copine en question, c'est Ofelia? Si oui, c'est pas le genre archange, en effet! ;) Moi ceux que j'appelle les archanges, ce sont ceux qui, dans les soirées mondaines, s'autoproclament spécialistes, et qui te méprisent parce que t'as rien compris (parce que eux la détiennent, la vraie vérité sur Proust).
Merci beaucoup de valider mon petit billet, j'ai eu du mal à l'écrire. C'est tellement difficile de parler de Proust!
Euh c'est parce qu'à chaque lecture ce n'est pas le même passage qui me frappe...
RépondreSupprimerJ'adore le commentaire d'erzébeth, oui c'est du bonheur, une fois qu'on s'est bien mis en "mode proust". Donc c'est le livre qui donne son tempo de lecture, pas nous.
(alors non, la copine dont je parlais est juste une folle avec qui j'ai fait mes études de lettres, et qui n'a rien, rien d'un archange :-) )
RépondreSupprimerEt pour ton blog-it, je te soutiens : LOL.
Tous avec moi :
RépondreSupprimerLOL
+ 1
;-)
Ahahahah ! (rire hystérique)
RépondreSupprimerTon post-it m'a fait marrer une bonne demi-heure. Sérieusement, tu fréquentes plein de gens qui "relisent Proust" ? (j'adore cette expression)
Moi, je crois que j'ai atteint la page 20 de "Du côté de chez Swann", mais je crois que je n'ai pas encore trouvé le bon état d'esprit. Donc pour le moment je me contente de snober ceux qui l'ont lu, parce que vraiment ils sont ringards ;o))
LOL n'est-ce pas.
RépondreSupprimerLilly, personne dans mon entourage (à ma connaissance) ne relit Proust, mais pas mal l'ont fini. (en revanche il y en a qui relisent l'Ulysse de Joyce : sortez moi de là!)
Le monsieur qui m'a fait cette remarque est un peu hors des réalités. Il est tellement cultivé que relire Proust lui paraît la moindre des choses. Mais bon, je l'apprécie parce qu'il est sympathique et parce qu'il m'apporte quand même beaucoup quand je discute avec lui. Même si sur ce coup, LOL, on est bien d'accord.
En tout cas, je te souhaite d'accrocher un jour : c'est merveilleux!
J'ai lu la première partie de ce premier tome, ainsi que la moitié de la deuxième (Un amour de Swann)... et je me suis arrêtée. Car, comme tu le dis, mon contexte m'empêchait de m'adapter au rythme de cette œuvre. Mais je sais que j'y reviendrai, c'est sûr. Car cette première lecture m'a vraiment emballé ! En tout cas, ton billet est très chouette. (Et donc si tu veux le lire avant tes 30 ans, cela te laisse combien d'années ?)
RépondreSupprimerC'est La petite cloche au son grêle qui m'a donné envie de lire Proust !
RépondreSupprimer* Caro[line] (j'ai fait un copier-coller pour les crochets ^^) : merci! Moi ça me laisse encore cinq ans pour le finir! Je pense que je finirai le deuxième tome cette année. C'est bien parti en tout cas!
RépondreSupprimer* Theoma : moi c'est le petit cabinet qui sentait l'iris! :) Ca basculait tous mes a priori sur Proust!
Non c'est pas Ofelia la copine en question parce qu'Ofelia conchie Proust. On m'a forcée à lire "Du côté de chez Swann" à la fac (j'ai fait un semestre de lettres modernes alors que je faisais de l'anglais à la fac) (oui bon) et j'en pouvais plus. Une torture. Je l'ai lu pour pas me planter au partiel au cas où la prof nous sorte Proust. Ce qui n'a pas loupé. Mais j'ai eu 16. Du coup, une partie de moi ne lui en veut pas trop à Marcel.
RépondreSupprimerTout ça pour dire que faire catleya, très peu pour moi.
Zutalors.
Aaaah je n'avais pas vu le blog it!LOL à mort! Je ne connais pas de personnes capables de dire cela, ouf!
RépondreSupprimerMoi j'ai avoué l'avoir lu parce que c'est ici sur un blog (dans la vraie vie je n'ose pas trop), qu'au moins on peut me comprendre (snif, pas tout le monde, LOL encore) et que je suis aussi capable de lire de la chick lit ou même des harlequin...
En tout cas je mesure les dégâts que peuvent faire des études littéraires quand on vous force à lire ce qu'on n'aime pas, quelle horreur en effet!
Bien, je prends note de tes conseils parce que je n'ai jamais, mais alors jamais réussi à dépasser 80 pages de Proust et encore, à la vitesse d'une limace neurasthénique! Tu viens de réveiller l'espoir en moi!
RépondreSupprimer* Ofelia, j'avoue, ça doit être horrible d'être forcée à lire un livre pareil. Moi on m'a forcée à lire Joyce, et bonjour les dégâts.. Sinon t'aimes pas faire catleya? Ah bon? :P
RépondreSupprimer* Keisha : vaste vaste débat qui peut faire mal. Et malheureusement, même dans la blogosphère tu as des esprits chagrins qui t'expliquent que si tu lis de la chick lit, tu es exclu de la Grande Littérature, et vice versa. Mais ce n'est pas le cas dans ce modeste salon :)
* Chiffonnette : wouah. Reveiller l'espoir en toi. J'aime. Tu peux me le répéter? :D
Hahaha, j'aime pas dire que je fais catleya; l'acte en lui-même: je suis fan.
RépondreSupprimerJ'essaie d'imaginer s'il existe un type quelque part qui a lu la Recherche et Ulysse, qui parle Klingon, qui a vu tous les Buffy et qui sait toucher son nez avec sa langue...
RépondreSupprimerBonjour, et merci pour cet article bien amusant sur La Recherrrrrrrche et ses lecteurs !
RépondreSupprimerAu plaisir de te lire
Lucien
Je n'ai jamais lu Proust.. je suis hors du coup :(
RépondreSupprimerLES VIEILLES FILLES
RépondreSupprimerJ'aime les vieilles filles. Et lorsqu'elles sont laides, c'est encore mieux.
Les vieilles filles laides, acariâtre, bigotes ont les charmes baroques et amers des bières irlandaises. Ces amantes sauvages sont des crabes difficiles à consommer : il faut savoir se frayer un chemin âpre et divin entre leurs pinces osseuses. Quand les vieilles filles sourient, elles grimacent. Quand elles prient, elles blasphèment. Quand elles aiment, elles maudissent. Leurs plaisirs sont une soupe vengeresse qui les maintient en vie. Elles raffolent de leur potage de fiel et d'épines. Tantôt glacé, tantôt brûlant, elles avalent d'un trait leur bol de passions fermentées. Les vieilles filles sont perverses. C'est leur jardin secret à elles, bien que nul n'ignore leurs vices.
Les vieilles filles sont des amantes recherchées : les esthètes savent apprécier ces sorcières d'alcôve. Comme des champignons vénéneux, elles anesthésient les coeurs, enchantent les pensées, remuent les âmes, troublent les sangs. Leur poison est un régal pour le sybarite.
L'hypocrisie, c'est leur vertu. La médisance leur tient lieu de bénédiction. La méchanceté est leur coquetterie. Le mensonge, c'est leur parole donnée. Elles ne rateraient pour rien au monde une messe, leur cher curé étant leur pire ennemi. Le Diable n'est jamais loin d'elles, qui prend les traits de leur jolie voisine de palier, du simple passant ou de l'authentique Vertu (celle qui les effraie tant). Elles épient le monde derrière leurs petits carreaux impeccablement lustrés. Elles adorent les enfants, se délectant à l'idée d'étouffer leurs rires. Mais surtout, elles ne résistent pas à leur péché mignon : faire la conversation avec les belles femmes. Vengeance subtile que de s'afficher en flatteuses compagnies tout en se sachant fielleuses, sèches, austères... C'est qu'elles portent le chignon comme une couronne : là éclate leur orgueil de frustrées.
Oui, j'aime les vieilles filles laides et méchantes. A l'opposé des belles femmes heureuses et épanouies, les vieilles filles laides et méchantes portent en elles des rêves désespérés, et leurs cauchemars ressemblent à des cris de chouette dans la nuit. Trésors dérisoires et magnifiques, à la mesure de leur infinie détresse. Contrairement aux femmes belles et heureuses, elles ont bien plus de raisons de m'aimer et de me haïr, de m'adorer et de me maudire, de lire et de relire ces mots en forme d'hommage, inlassablement, désespérément, infiniment.
Raphaël Zacharie de IZARRA
Ton billet est vraiment génial, ça me donnerait presque envie de me mettre à Proust !
RépondreSupprimerBonne continuation !