Après la mort de son père, Arthur Clennam revient à Londres pour se rendre auprès de sa mère invalide et lui remettre une montre que lui a confiée son père mourant. La réaction violente de sa mère semble confirmer les suspicions d’Arthur sur l’existence d’un grave secret de famille. De plus, l’étrange bonté dont elle fait preuve envers sa jeune couturière, Amy Dorrit, pousse Arthur Clennam à s’intéresser à la jeune fille. Elle-même se comporte de manière singulière, insistant pour manger seule, refusant de se mentionner sa vie privée. Un jour, il la suit jusqu’à chez elle : c’est ainsi qu’il découvre la Marshalsea, la prison pour dette, et fait la connaissance de William Dorrit emprisonné depuis plus de vingt ans.
Chers amis, voilà un roman passionnant, sur les thèmes de l’emprisonnement, l’immobilité, l’enfermement, la captivité, l’isolement, l’aliénation, la contrainte, l’oppression. Et en effet, ce n’est pas la petite Dorrit la véritable héroïne de l’histoire, contrairement à ce que le titre indique. Ces choses là sont très farceuses, et se plaisent à induire l’innocent lecteur en erreur. Au hasard : Le Rouge et le noir, qui est un peu la meilleure blague de l’histoire des titres, suivi de près par Oh Les beaux jours et Les Trois mousquetaires, qui étaient cinq, comme chacun le sait. Il va falloir que je songe à en faire un billet. Mais il semble que je digresse, et bien que la digression soit éminemment dickensienne (comme on le verra plus tard) je vais tâcher de revenir au propos initial qui traite de la véritable héroïne de l’histoire que je vais dévoiler sous vos yeux ébahis : la prison pour dette. C’est à elle qu’on vient et qu’on revient ; c’est elle qui menace, fascine et façonne les esprits, et on retrouve sa marque bien au-delà de ses murs, bien au-delà des frontières de Londres, et même de la Grande Bretagne. Elle est matériellement présente durant toute la première partie du livre ; une véritable société parallèle s’est développée en son sein, et son roi n’est autre que le doyen des prisonniers, William Dorrit, dont la grandeur n’a d’égale que la médiocrité.
La deuxième partie du roman est placée sous le signe des voyages, et là on observe les agissements d’une autre société, celle des Anglais à l’étranger. Elle se situe en contraste avec la première partie, mais non en opposition car la prison pour dette est toujours présente dans l’esprit des personnages, bien qu’elle ne soit que rarement mentionnée. Son ombre plane sur les canaux de Venise, les ruelles de Rome, les sentiers des Alpes, ce qui leur donne un petit côté brrrr qui n’est pas pour déplaire à votre humble servante.
La prison, comme Ursula, est brrr et tentaculaire.
A ce sujet, je retrouve le côté dark de Dickens que j’aime tant : les secrets de famille, la confusion entre rêve et veille, les magouilles, les maisons sombres et labyrinthiques, les personnages louches et excentriques. On a un méchant très méchant français et galant homme de son état. On a une vieille fille misanthrope et paranoïaque. On a la très volubile, nostalgique et dodue Flora Finching. On a Affery, la servante victime d'hallucinations. Les personnages sont tous affectés de torsions, de bizarreries ; c’est moins la cas que dans d’autres Dickens - et la preuve est qu’il n’y a aucun personnage de la Petite Dorrit qui ne soit entré dans le paysage culturel anglais comme Miss Havisham, ou Uriah Heep, ou Fagin - mais ça n’en reste pas moins réjouissant. Ils donnent lieu à des scènes flamboyantes, comme le délire de William Dorrit au milieu d’un dîner mondain, comme la confession éclatante de Mrs Clennam, comme la disparition de Rigaud.
Et en même temps, comme toujours chez Dickens, ce dark side cohabite avec un univers très réaliste : le Londres des spéculateurs, des indigents, des artistes, des ingénieurs, des financiers, des arrivistes, des fonctionnaires. La critique du bureau des circonlocutions est savoureuse, et annonce la SDN de Belle du Seigneur. Dans La Petite Dorrit, bien plus que dans les autres romans de Dickens, il est question d’argent, d’emprunts et de dettes, de spéculation et de ruine (d’ailleurs, la crise financière décrite dans la deuxième partie a quelque chose de très actuel et moderne). C’est par l’argent plus que par les titres que les personnages grimpent les échelons de la société, et en redescendent presque aussitôt.
Et bien sûr, la complexité des intrigues, les liens insoupçonnés et insoupçonnables entre les personnages qui se développent sur tout le continent européen, les naissances et les chutes d’empires qui affectent les destins de tous, tout cela est hautement prenant. Tout est digression dans ce roman (je vous avais dit qu’on y reviendrait), mais au final, elles se recoupent toutes (comme dans mes billets, en toute modestie).
C’est un des romans de Dickens que j’ai préféré, et je n’ai pas vu passer le petit millier de pages. Je le considère comme un très grand livre. Quel dommage qu’il soit si peu connu en France, et surtout si pas publié en poche. Il existe en Pléiade seulement, et pour la démocratisation de la culture, on repassera. J’ai posé cette question une fois : pourquoi les meilleurs Dickens ne sont-ils pas disponibles en poche? On m’a fait cette réponse laconique : parce que Dickens n’intéresse pas le lectorat français. Ah.