mardi 23 février 2010

Les Quinze (ceci n'est pas un tag)




Une personne qui a souvent été déterminante dans ma vie m’a obligée à choisir. Vous rappelez vous, quand je vous disais que je voulais trouver mon style, mon esthétique de lectrice? Cette personne m’a demandé de nommer, là, comme ça, à chaud, une dizaine de titres qui font partie de moi. Les premiers qui me viennent à l’esprit, sans chercher à faire genre, sans avoir peur d’être jugée, sans justifier. Et plus vite que ça, mademoiselle - je suis un homme occupé moi.


Sentiment de panique, aucun titre ne me vient à l’esprit. Je dis que je suis trop jeune, que je ne suis pas prête, que je ne connais pas assez, que je ne voyais pas pourquoi il me faisait ça.

Deux paires d’yeux vert-gris rivés sur moi.


Au pied du mur, timidement, je lance: Moby Dick.


Ensuite: l’Homme qui rit.


Puis: Les Hauts de Hurlevent.


...


Pour vous, amis lecteurs, j’ai ramené cette liste à quinze titres - parce que j’aime les multiples de cinq, et ceux de trois aussi. Parce que 1515 la bataille de Marignan. Parce que mon frère est né un 15.


1. La Bible

2. Jane Eyre de Charlotte Brontë

3. les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë

4. les Grandes espérances de Charles Dickens

5. Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell

6. les Oiseaux se cachent pour mourir de Colleen Mc Cullough

7. la poésie d’Edgar Allan Poe

8. les Fleurs du mal de Baudelaire

9. Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier

10. Belle du Seigneur d’Albert Cohen

11. l’Homme qui rit de Victor Hugo

12. Moby Dick de Melville

13. Au Coeur des ténèbres de Conrad

14. L’Ours de Faulkner

15. Les Enfants de Minuit de Salman Rushdie


Note: je n’ai pas pu citer les Oiseaux se cachent pour mourir devant l’Eminent Personnage. C’était au dessus de mes forces. A vous, je vous dis tout, car je sais que vous ne me jugez pas. N’est-ce pas?

N’est-ce pas?


J’ai lu les titres 1 à 4 durant l’enfance, les titres 5 à 9 à l’adolescence, et le reste, depuis mes vingt ans. Beaucoup d’autres m’ont ravie, beaucoup d’autres m’ont semblé meilleurs, beaucoup d’autres me restent encore à lire. Mais ceux là font partie de ma vie, et même si parfois je ne les ai lus qu'une fois j’y pense souvent et je sais que je les relirai.


Bilan? Il semble que j’aime les récits fantasques - les oeuvres réalistes avec un twist, une bizarrerie, une distorsion. J’aime les récits épiques, avec des voyages, des déplacements. J’aime les mythes. J’aime les passions furieuses. J’aime les paysages de tempête, de mer en furie.


J’aimerais vraiment bien que vous me parliez de vos «quinze», sans qu’ils soient forcément quinze. N’y réfléchissez pas trop, laissez les venir à vous, sans que cela prenne trop de temps. Ou alors parlez moi de votre esthétique, votre style de lecture.

Ou alors de ce que vous mangerez à midi - ça m’intéresse aussi.


Et voici d'autres Quinze tout aussi recommandables! Ofelia, Caro(line), Fashion, Kikine, Miss Babooshka, La Plume et la Page, Angie, Pickwick, Céline, Karine:), Liretirelire, Anne Ferrier


Et quand yen a plus, yen a encore! Checkez les commentaires pour voir!






mardi 16 février 2010

Le Ventre de Paris - Emile Zola - 1873



Je sais bien que Zola n’est pas très populaire - ceux qui ont été obligés de lire l’Assommoir en 4è avec Mme Michaud ne veulent plus en entendre parler, et ils sont nombreux. Un certain manichéisme démodé - les riches contre les pauvres - peut agacer aussi. Et aussi son côté mélo, où tout va très bien, puis zut, tout ne va plus bien du tout (et finit mal de toute façon, avec folie, suicide, prison, agonie dans la cage d’escalier et autres réjouissances).


Mais tout ça passe avec moi. Je échappé à Zola au collège, je trouve que son manichéisme a une délicieuse odeur surannée et je n’ai rien contre le mélo. Je pardonne tout, car Zola a cette faculté de donner vie à des monstres qui frappent longtemps l’imagination: l’alambic dans l’Assommoir, le Bon Marché dans Au Bonheur des Dames, la locomotive dans la Bête Humaine. Et aussi les Halles dans Le Ventre de Paris.



Les Halles, de Léon Lhermitte, 1895


Les Halles sont à l’époque le plus grand marché de Paris, mais ses pavillons vitrés représentent aussi une grande innovation architecturale du Second Empire. C’est un endroit riche et prospère, où la nourriture dégouline des étals et s’élève en montagnes, où les marchandes sont belles et bien en chair. Les Halles sont le lieu de l’indigestion, du trop plein où la maigreur sonne comme une provocation. Ici, «les gras», ces bêtes repues et satisfaites, ne croient pas que quelqu’un puisse ne pas manger pendant plusieurs jours - et les «maigres» passent pour des gredins, des individus louches.


Le personnage principal du roman, vous l’aurez compris, ce sont les Halles. Il y a bien une intriguette, mais au fond on s’en fout, et ce qui vaut, c’est la peinture du monstre.

Alors, c’est l’histoire de Florent, évadé du bagne... Non, en fait, on s’en fout vraiment.


Le Ventre de Paris est infiniment délectable, avec ses mille tableaux de fruits qui pétillent, de légumes qui agonisent, de viandes qui saignent, de poissons qui luisent, de fromages qui puent, de fleurs qui apportent un peu de fraîcheur. C’est une grande symphonie exhaustive, où les couleurs, les odeurs, les volumes, les lumières riment, se répondent - le tout dans le cadre froid et métallique des pavillons de verre. C’est capiteux et sensuel. Ce n’est pas pour rien qu’un peintre est présent sur les lieux, Claude Lantier, le futur (et malheureux, qui s’en doutait?) héros de l’Oeuvre. Il fait d’abondants commentaires sur le rouge d’une tomate, les gris rosés des poissons, et va même jusqu’à composer un tableau avec la charcuterie de son oncle boucher. Les êtres humains sont intégrés à ces peintures, mais en tant qu’ils se fondent à leurs étals. Ainsi, la charcutière, une des «grasses», ressemble à ses viandes - voici son portrait:

«Ce jour-là, elle avait une fraîcheur superbe; la blancheur de son tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu'à son cou gras, à ses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et les pâleurs des graisses transparentes.»

Ces personnages là font penser à Arcimboldo, et c’est extraordinaire qu’on les trouve séduisants. La poissonnière ressemble à ses poissons, et pourtant c’est une bomba! Pleurez pauvres mortels, ça n’est pas donné à tout le monde.



Les personnages dans le Ventre de Paris, à mon avis, ne valent pas en tant que personnes individuelles, mais en tant que créatures de Halles ; leurs querelles, leurs intrigues, leurs amours, leurs mesquinerie font partie de l’immense tableau, du concept même de ces Halles.

Le ventre est également une partie vile du corps (oui, les vôtres aussi charmants lecteurs). Et c’est pour ça que Zola ne nous épargne pas les détails crus et gores. Ca pue, ça pourrit, ça saigne, ça pend. De plus, l’abondance, la dimension gargantuesque, si elle fascine et obsède, finit par dégoûter et par devenir obscène. Car Florent (celui dont on se fout) a faim, lui - et pourtant c’est lui qui va être dévoré (mais on s’en fout).


Bien sûr, il faut aimer les descriptions - et si ça n’est pas votre tasse de thé, ne vous lancez pas dans le Ventre de Paris. Ou alors lisez les autrement ; soyez attentifs à chaque ligne, en essayant de recomposer la symphonie et de faire revivre ces Halles aujourd’hui disparues.




Un de mes passages préférés en bonus, pour vous donner une idée. Avertissement: à ne pas lire en pleine digestion.

Autre avertissement: c’est long.


Autour d'elles, les fromages puaient. Sur les deux étagères de la boutique, au fond, s'alignaient des mottes de beurre énormes; les beurres de Bretagne, dans des paniers, débordaient; les beurres de Normandie, enveloppés de toile, ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés; d'autres mottes, entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes éboulées, dorées par la pâleur d'un soir d'automne. Sous la table d'étalage, de marbre rouge veiné de gris, des paniers d'oeufs mettaient une blancheur de craie; et, dans des caisses, sur des clayons de paille, des bondons posés bout à bout, des gournays rangés à plat comme des médailles, faisaient des nappes plus sombres, tachées de tons verdâtres. Mais c'était surtout sur la table que les fromages s'empilaient. Là, à côté des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s'élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache; puis venaient un chester, couleur d'or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare, des hollandes, ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer têtes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d'odeur aromatique. Trois bries, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes; deux, très secs, étaient dans leur plein; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d'une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l'aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir. Des Port-Salut, semblables à des disques antiques, montraient en exergue le nom imprimé des fabricants. Un romantour, vêtu de son papier d'argent, donnait le rêve d'une barre de nougat, d'un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roqueforts, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes; tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. Alors, commençaient les puanteurs: les mont-d'or, jaune clair, puant une odeur douceâtre; les troyes, très épais, meurtris sur les bords, d'âpreté déjà plus forte, ajoutant une fétidité de cave humide; les camemberts, d'un fumet de gibier trop faisandé; les neufchâtels, les limbourgs, les marolles, les pont-l'évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë et particulière dans cette phrase rude jusqu'à la nausée; les livarots, teintés de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre; puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivets, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d'un champ, fumantes au soleil. La chaude après-midi avait amolli les fromages; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivets, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse d'homme endormi; un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d'un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.

samedi 13 février 2010

Stardust - Neil Gaiman - 1998




J’avais envie de lire quelque chose qui change. Qui change des volumes de littérature victorienne de 800 pages que je lis depuis Noël (en victime tout à fait consentante, je vous rassure)(mais bon, j’ai quand même utilisé le mot victime). Et, pauvre innocente que je suis, je m’étais dit: pourquoi pas un petit livre de fantasy, écrit en bon gros caractères, un peu science-fiction peut-être. Ce serait Stardust, ou ça ne serait pas.


Me voici donc lancée dans l’aventure, le livre à la main gauche, une compote de potiron à la main droite. Et là, page 4, le livre me tombe des mains. Il y a les mots Victoria, Charles Dickens, Oliver Twist.



Rien de moins.


Car figurez vous, chers amis, que Stardust revendique un caractère victorien, avec ce petit village de la campagne anglaise avec ses us et coutumes, avec cette intrigue chronologiquement située au début de l’ère victorienne.


Habile transition: l’intrigue.

Un grand mur infranchissable sépare le royaume de Faërie et le petit village de Wall, le bien nommé. Infranchissable? Pas tout à fait. Une brèche existe, mais elle est gardée en permanence afin d’empêcher tout passage. Cependant, la garde se relâche une fois tous les neuf ans, afin qu’ un grand marché puisse avoir lieu. C’est à cette occasion seulement que les deux peuples peuvent se mélanger - au sens propre et figuré. D’un des mélanges en question résulte Tristran Thorne.

Un jour, il décide de gagner le coeur de la belle Victoria en partant à la recherche d’une étoile filante qu’ils ont vu tomber dans Faërie. Il franchit alors le mur. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il n’est pas le seul à rechercher cette étoile. Une chose est sûre: il va y avoir de la fight.



Vous l’avez deviné, Stardust est un conte - avec ses sorcières, ses princes vaillants, ses licornes et autres créatures magiques, ses demoiselles en détresse, ses métamorphoses, son héros en pleine formation. Il a cette petite patine des contes, mais à la Perrault, avec bains de sang, trahisons, violences. Et même quelques scènes de mélange fougueux qui n’ont pas manqué de faire rougir votre humble servante, en mode Victoria fin de règne.



Mon ignorance me contraint à avouer que je ne sais pas s’il y a du conte de fée victorien là dessous. Je le soupçonne, mais ce n’est qu’une intuition. En fait, si ça se trouve, je délire complètement. Vous me direz, charmant lectorat.


La conte de fée est quand même remastérisé, avec par exemple un petit goût pour le cartoon: l’étoile a un vocabulaire qui ferait pleurer le capitaine Haddock.

Et en même temps, tout ce beau monde a un petit côté shakespearien - avec les intrigues pour accéder au pouvoir, les trahisons entre frères, les trois sorcières, les fantômes des assassinés qui prennent la parole.

Et le tout est empreint de la mélancolie qu’entraîne la chute d’une étoile que l’on a blessée et amenée à terre.



Au final, cela donne un métissage curieux, intéressant et agréable - le livre se lit d’une traite et je le recommande. J’ai cependant l’impression de ne pas lui rendre totalement justice, car je l’ai lu purement pour l’intrigue, sans trop faire attention au style, à l’écriture (pas d’humeur - cela arrive, même aux meilleurs). Je l’ai pris comme une pause, un moment de détente, sans rien lui demander de plus. Je pense que d’autres en parleront mieux que moi.


vendredi 5 février 2010

Les Enfants de Minuit (Midnight's Children) - Salman Rushdie - 1981


Note: Vous DEVEZ lire ce livre! Limite, ne lisez pas ma note et croyez moi sur parole.





Vous êtes encore là? Hommes de peu de foi.





Les Enfants de minuit est THE livre qui a lancé l’émergence de la littérature indienne sur la scène internationale. Il a reçu le Booker Prize, l’équivalent du Goncourt en Grande-Bretagne, l’année de sa publication, et également le Booker of Bookers, distinction d’entre les distinctions, pour le 25è anniversaire de cette récompense.

Si Salman Rushdie est surtout connu pour l’affaire de la Fatwa - sa condamnation à mort par l’ayatollah Khomeini, pour l’écriture des Versets Sataniques - les Enfants de minuit est son plus grand roman. Il est même considéré comme un des plus grands romans de langue anglaise.

Et pour la petite histoire, sachez que Salman Rushdie a quand même eu des ennuis pour ce livre là aussi, à cause du portrait terrible qu’il y dresse d’Indira Gandhi («The Widow»/ «la Veuve»). Une vraie méchante super méchante. Vous me direz, elle n’avait qu’à pas être aussi vilaine. Oui mais tout de même, franchement, il cherche la merde.


C'est la photo la plus inquiétante que j'ai pu trouver d'elle. En général elle sourit sur les photos.




Il y a cette caricature aussi. Elle fait assez super méchante.




Tout commence avec la naissance d’un enfant, de mille enfants en fait, le 15 août 1947, c’est-à-dire le jour de l’Indépendance de l’Inde. Il est minuit, et les horloges joignent leurs mains pour les accueillir. Ces enfants ont en effet une destinée exceptionnelle, intimement liée à celle de leurs pays - et en plus de ça ils ont tous des supers pouvoirs. Il y avait les Quatre Fantastiques - là ils sont mille. (Il n’y a pas une série comme ça aussi?)


On les suit de 1947, l’année de l’Indépendance, à 1977, l’année de la déclaration de l’état d’urgence par Indira Gandhi, à travers le regard de Saleem Sinai, l’enfant le plus remarquable d’entre tous. Non seulement il est né exactement sur les douze coups de minuit, c’est-à-dire au moment même où l’Inde devient indépendante, mais il est doté du don de télépathie. Ainsi, Saleem est celui qui unit les enfants de minuit en parlement, leur permet de demeurer en contact et de débattre des grandes affaires politiques, linguistiques, culturelles et religieuses de leur pays (puisque je vous le dis).


Salman Rushdie a eu l’idée d’une telle intrigue, étant lui-même né l’année de l’Indépendance, et jugeant qu’il avait grandi et mûri avec l’Inde. Il a d’ailleurs réalisé un reportage pour les 50 ans de l’Indépendance (il me semble), où il interviewait des personnes de tout le pays nées en 1947, pour qu’elles fassent le bilan de leurs vies et de celle du pays.


Les Enfants de Minuit, c’est aussi l’histoire d’un homme, Saleem donc, qui se prend pour l’Inde - il souligne souvent que son visage figure la carte du pays après la Partition et évolue en même temps qu’elle. En même temps, si moi aussi j’avais un nez énorme qui coulait tout le temps, j’aimerais compenser en le comparant au sous continent indien.



Vous voyez ce qu'il veut dire?



L’Inde est en réalité une périphérie, au centre de laquelle se tient Saleem, qui interprète tous les événements à partir de sa propre expérience et surtout de ses souvenirs (absolument pas fiables, bien entendu). Dans la vraie vie, c’est très irritant, mais ici, c’est délectable. (Et c’est pour ça que ce n’est pas grave si, comme votre humble servante, on ne connaît rien à la politique indienne depuis l’Indépendance.) (Je sentais que ça vous travaillait) En effet, comme tout passe par le prisme Saleem, les choses nous sont rapportées complètement déformées, teintées de rêve, de magie, d’imagination, d’humour. Les Enfants de Minuit est un conte.


C’est l’histoire d’un homme, mais c’est également l’histoire d’une multitude. Une des phrases les plus importantes du roman est d’ailleurs: «Most of what matters in your life takes place in your absence» («les événements les plus importants de votre vie ont lieu durant votre absence.») Si on en croit Rushdie, pour raconter une vie, il faut raconter un milliers d’autres, car toutes sont liées et on ne peut comprendre une personne si on ne comprend pas l’univers. En gros. C’est pourquoi Saleem met une centaine de pages à naître. Donc les digressions s’enchaînent allègrement, et on pourrait presque dire que tout est digression, à la manière de Tristram Shandy.

Le texte se renouvelle sans cesse de ces histoires périphériques, se nourrit de lui-même, se répand, grandit, jusqu’à contenir des multitudes. De plus, chaque digression change la donne et remet l’histoire en perspective. Les Enfants de Minuit font beaucoup penser aux Mille et Une Nuits : on a un conteur (Saleem), un auditoire (nous et sa femme), et une infinité d’histoires racontée sur plusieurs jours. Il est aussi intéressant de noter dans la tradition indienne, le récit oral ne suit jamais une ligne droite, mais dévie toujours en arabesque, afin de maintenir l’attention de l’audience. Et en effet, on est tenu en haleine.


Ce qu’il y a de remarquable aussi, c’est le mélange est-ouest propre à Rushdie. On a ainsi beaucoup de références au panthéon hindou et aux légendes indiennes, aux grands textes fondateurs comme le Ramayana, le Mahabharata.

Mais on a aussi beaucoup d’emprunts à la littérature occidentale, et d’interprétations - Dickens et ses personnages, Sterne et ses digressions, Rabelais et son hénaurmité, Cervantes et son anti-héro sur la route, Conrad et sa jungle.

Réjouissant!


Oui, c’est le mot de la fin: RE-JOU-I-SSANT!